Quand la chienlit se répand, le monde culturel peut-il trouver dans les livres des réponses à la crise ?

Pour ce qui est de la chienlit, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. En restant dans notre sphère propre et en chaussant nos lunettes patrimoniales, il suffit de repasser les vidéos de l’attaque de l’Arc de triomphe (un million d’euros de dégâts) pour caractériser la schizophrénie d’un peuple. La semaine passée il soutenait, parait-il à 78%, la jacquerie des gilets jaunes, alors que le mois précédent, une bonne partie du même, eussent été indignés que l’on touche aux symboles de la nation rassemblée pour commémorer le centenaire de la fin de la « DER des DERS ».

Quant au monde de la Culture, il commence à se réveiller d’un long assoupissement : Marcel Gauchet, Emmanuel Todd, Luc Ferry, Pascal Bruckner, Chantal Delsol, Alain Finkielcraut et bien d’autres ont noirci ces jours-ci les pages consacrées aux débats de la presse traditionnelle : Ils sont d’accord sur un point : la crise que nous vivons n’est pas française mais occidentale : les britanniques avec le Brexit, l’élection de Donald Trump, le renversement des partis en Bavière, les victoires des populistes à Madrid et à Rome, le raidissement de la Pologne et de la Hongrie, les poussées des extrêmes dans les pays nordiques, il y a comme un air de ressemblance.

  • Le Déclin du courage

    • Alexandre Soljenitsyne : Le Déclin du courage, Les belles Lettres/Fayard 2017

Mais parlons d’abord du constat et ouvrons un premier livre, ressorti récemment sur les étals des libraires à l’occasion du centenaire de la naissance d’Alexandre Soljenitsyne. C’est en 1978 que, devant les étudiants de Harvard, ce Cassandre du XXème siècle, dont on attendait un discours binaire sur le bien (l’Occident) et le mal (le communisme), a refusé de donner pour modèle aux générations futures un Occident libéral et pétri d’une culture imprégnée de « droit-de-l’hommisme ».

Celui qui avait vécu le Goulag et la répression du régime russe fustige ce qu’il a nommé « Le Déclin du courage » dans des pages aux allures prophétiques : « on constate, dans la société occidentale d’aujourd’hui, un déséquilibre entre la liberté de bien faire et la liberté de mal faire. Un homme politique qui veut accomplir dans l’intérêt de son pays, une œuvre créatrice d’importance se trouve contraint d’avancer à pas prudents et même timides, tant il est harcelé par des milliers de critiques hâtives et irresponsables et mis constamment en accusation par la presse et le Parlement. Il doit justifier chacun de ses pas et en démontrer la rectitude absolue. En fait, il est exclu qu’un homme sortant de l’ordinaire, un grand homme qui voudrait prendre des mesures inattendues puisse jamais montrer de quoi il est capable : à peine aurait-il commencé qu’on lui ferait dix crocs-en-jambe. C’est ainsi que sous prétexte de contrôle démocratique on assure le triomphe de la médiocrité ».

Le grand Alexandre Soljenitsyne n’hésite pas à dater de la Renaissance le début de cette chute continue de la civilisation occidentale, en mettant en cause, au passage, la philosophie des Lumières. On se souvient que, par conséquent, depuis ce discours de nombreuses portes intellectuelles se sont refermées devant lui.

Mais tout de même, cher lecteur, cette description de l’homme d’Etat ne vous fait penser à rien ?

  • Les Nowhere et les Somewhere

    • David Goodhart : The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics, Penguin Random House UK 2017

Les dirigeants de la classe politique ont, parait-il, pour meubler leurs loisirs de l’été lu, ou au moins feuilleté un ouvrage, publié outre-manche par le journaliste David Goodhart qui a voulu réfléchir sur l’état de la société anglaise contemporaine du Brexit.

Sans remettre en cause l’idée qu’il existe toujours une droite et une gauche, l’auteur ne trouve plus ces concepts suffisants pour expliquer la crise de la société dans laquelle il vit. Il imagine donc deux groupes dans la population : d’une part les « Nowhere », c’est-à-dire les membres d’une classe urbaine, correctement diplômés, sensibles à l’écologie et à la lutte climatique, considérant que l’univers est la limite de la communauté à laquelle ils appartiennent, de sorte qu’ils enverront volontiers leurs enfants à l’étranger pour qu’ils s’instruisent et s’installent. La mondialisation est leur milieu naturel, et le libéralisme économique leur est indispensable. Ils sont de bons citoyens qui votent. Ils sont de nulle part et de partout.

L’autre groupe est celui des « Somewhere » : ils vivent principalement dans les zones suburbaines, les petites villes et la ruralité. Leur mobilité depuis qu’ils ont quinze ans, ne va pas au-delà de 60 kilomètres, ils touchent un salaire médian d’environ 1700 euros, travaillent dans leur région qu’ils souhaitent défendre dans ses traditions et son identité. Ils font plutôt partie des abstentionnistes. Bref ils sont de « quelque part », ils sont des enracinés.

David Goodhart ne cherche pas à éviter une polémique qui ira en se développant : les somewhere ne sont-ils pas en réalité des populistes ? Une manière de les vouer définitivement aux gémonies de la société intellectuelle. Il a trouvé un mot anglais pour éviter ce jugement trop hâtif : celui de « décent populiste », un populiste décent qui est donc fréquentable ! Et surtout le titre qu’il donne à son ouvrage  The Road to Somewhere est optimiste : il s’agit de marcher vers l’avenir. Il n’y a pas de raison majeure pour que les deux camps, de nulle part et de quelque part, ne puissent avec le temps, se parler et se comprendre.

Chers lecteurs adeptes des combats patrimoniaux, nous sommes évidemment intéressés par ces gens qui revendiquent leurs racines, leur terroir et leur identité culturelle sans doute plus que par des gens qui sont devenus hors sol. Notre mission dans cette crise n’est-elle pas cependant de tenir le bon discours réconciliateur ?

  • Où l’on retrouve le Verbe, commencement et fin de tout

    • Barbara Cassin : Quand dire, c’est vraiment faire, Ouvertures/Fayard 2018

Le troisième livre que nous ouvrons ensemble est tout récent : c’est celui de Barbara Cassin, nouvellement élue à l’Académie Française, philologue et philosophe de la trempe d’un Umberto Eco.

Elle a manipulé le logos dans tous les sens et sous toutes ses formes. Ce qui est passionnant dans son ouvrage c’est l’évocation de l’utilisation des mots par la fameuse « Commission Vérité et Réconciliation » présidée par l’archevêque Desmond Tutu en Afrique du Sud dont l’objet était de reconstruire une société beaucoup plus divisée que celle des Somewhere et des Nowhere : l’Apartheid.

Barbara Cassin dans son ouvrage « Quand dire, c’est vraiment faire » propose de partir des locutions de l’irréconciliable – on pourrait penser aujourd’hui à la distance qui sépare les gens qui veulent empêcher « la fin du monde » et ceux qui luttent pour « la fin du mois » – pour bâtir une vérité qui n’est pas l’absolu mais, parce qu’elle est, comme on dit aujourd’hui, « co-construite », est acceptable par les deux camps.

Très cher lecteur : dans nos associations avons-nous des ressources pour parler et permettre de contribuer à cette réconciliation nationale ? Modestement, en développant dans notre sphère ces corps intermédiaires qui paraissent tant manquer à une république qui parle tout le temps de la société civile mais qui ne tire aucune conséquence de ce qu’elle dit.

Finalement l’urbanisme est une représentation fidèle de la société qui la fabrique : les ronds-points sont devenus l’agora. Or que peut-on trouver de moins utile, de plus cher et de plus contraire à une politique d’aménagement du territoire rural qu’un rond-point ?!

Alain de la Bretesche,
Président de Patrimoine-Environnement