Le vaisseau de Saint-Joseph en péril

© Etienne Poncelet

Lors de leur ultime assemblée générale, en octobre 2018, les anciens élèves du collège des jésuites à Lille, rassemblés devant leur grande chapelle, ont voté par acclamation pour sa sauvegarde.
Ce vœu s’est brutalement heurté au permis de démolir obtenu en mai 2019 par le groupe d’écoles d’ingénieurs de la Catho décidé à construire leur nouveau campus à cet endroit.

Depuis lors, de nombreuses personnalités et associations se sont levées pour plaider en faveur de sa sauvegarde. Après la demande d’instance de classement que nous avons sollicitée auprès du ministre de la Culture en décembre 2019, relayée par l’association Renaissance du Lille Ancien et l’association Urgences patrimoine, soutenue par Stéphane Bern, le ministre Franck Riester a demandé un sursis afin d’étudier la situation.

Après le changement de ministre, le Directeur général des patrimoines a refusé l’instance de classement.
La plupart des associations européenne (Europa Nostra) et nationales ont alors fait part de leur émoi jusqu’à l’appel de 106 universitaires et professionnels du 2 décembre dernier.

Les atouts de la chapelle sont nombreux et nous souhaitons à nouveau en évoquer cinq :
– Mémoire historique de la présence des jésuites à Lille.
– Marqueur urbain à l’entrée de Lille agrandie.
– Architecture originale ceinturée par sa loggia formant un cloître suspendu.
– Conservatoire des métiers d’art et de leurs œuvres, ornements, vitraux et tapisseries.
– Occasion de devenir le démonstrateur d’une architecture intelligente, intégrant l’histoire dans le projet d’avenir de l’université.

La mémoire historique de la présence des jésuites à Lille

L’agrandissement impérial de Lille en 1858 a été l’occasion de développer, à la couture de la vieille ville et des nouveaux quartiers, deux pôles universitaires, l’un au Sud, pour les écoles laïques, l’autre au Nord pour les facultés catholiques.

C’est dans ce nouveau quartier que les jésuites reviennent à Lille installer leur nouveau collège, prenant la suite de leur première implantation.

De même que le premier collège des Jésuites s’était installé au XVI° siècle dans l’agrandissement des archiducs, au Sud de la ville, de la même manière, le nouveau collège des Jésuites s’implantera dans les premiers lots disponibles du Nouveau Lille.

Ce sera le collège Saint-Joseph, construit par Auguste Mourcou, élève de Benvignat, l’architecte de la ville.

La première pierre est posée en 1876 avec un parti simple en grille, avec une chapelle au centre de la composition, comme en témoigne encore la façade d’entrée de l’église avec ses trois portails, sa niche de Saint-Joseph et ses deux tours recevant l’horloge et les cloches.

Dans le contexte anticlérical de la III° République, les chapelles de congrégations n’ont plus le droit d’ouvrir sur les lieux publics. L’architecte prévoit alors une translation de la chapelle vers son emplacement actuel, dans l’axe du transept du palais Rameau voisin qu’il est en train de construire.

© Etienne Poncelet

Un marqueur urbain à l’entrée de ville

C’est ainsi que l’on trouve, de part et d’autre du nouvel axe Nord-Sud, un couple architectural original comprenant le palais Rameau, grande serre botanique et, de l’autre côté de la rue Solférino, le collège Saint-Joseph avec sa grande chapelle du collège, construite en 1886.

Ce doublet architectural constitue une sorte d’entrée de ville en face de l’ancien pont de France, l’ancienne entrée dans le faubourg de la Barre protégé par la digue de Vauban dont la chapelle suit l’emprise exacte.

Une architecture originale ceinturée d’un cloître suspendu en forme de loggia.

La grande chapelle est une construction originale organisée en parfaite adéquation avec son programme de chapelle de collège, servie par une architecture éclectique savante, mêlant les références historicistes de différentes époques.

Le tracé est dessiné à partir du chiffre sept. Aux sept travées de la nef, réservée aux élèves, répondent les sept travées du chœur des Pères, disposées en pans coupés pour recevoir sept absidioles évoquant le pèlerinage aux sept basiliques romaines. La chapelle absidiale est remplacée par le petit clocher couvert à l’impériale sommé de son lanterneau. Cette décomposition est marquée à l’extérieur par les quatre clochetons d’angle autour du volume de la nef.

Le maître-autel est abondamment éclairé par les deux grandes fenêtres du faux transept.

La chapelle, presque invisible depuis l’extérieur, est strictement réservée au collège. L’accès des élèves se fait par le narthex reliant, par le grand escalier d’honneur, le rez-de-jardin entre les cours et les couloirs du bel étage.

L’accès des Pères se fait par deux couloirs latéraux, traités en loggia ouverte sur l’extérieur, reliant l’étage de la clôture et le chœur. Ce parti original donne à la chapelle son caractère palatial. L’architecte Auguste Mourcou utilise ce même parti de loggia à la romaine au Palais Rameau, en vis-à-vis de la chapelle.

Ce cloître suspendu est ouvert sur le jardin des Pères et sur le chevet.

Les façades sont traitées en alternant la polychromie de la brique et de la pierre. Comme à Rome, les colonnettes du chœur sont construites en briques revêtues d’un enduit imitant la pierre.

Dans cette architecture, la toiture compte peu, réalisée avec la pente minimale qui convient à l’ardoise. Le dôme à l’impériale, bien visible au chevet, est couvert en écailles de zinc.

L’espace intérieur forme un grand volume unifié, bien éclairé par les fenêtres hautes, axé sur le vitrail du calvaire tricolore. Les galeries latérales, fermées du côté de la nef étaient sans doute destinées à être peintes de scènes figuratives.

Au droit du chœur, elles s’ouvrent, tel un triforium, contribuant à donner une profondeur et une luminosité en second jour au sanctuaire. Cette ouverture vers le chœur permettait également aux Pères d’être associés aux cérémonies, de plain-pied avec l’étage de la clôture.

Les bas-côtés et le déambulatoire éclairés par les vitraux aux scènes édifiantes permettent la desserte rapide de la nef et du chœur pour les divisions des élèves, sans fonction liturgique spécifique.

Le sol de la chapelle est composé d’un parquet à chevrons au droit des bancs et d’allées de dessertes carrelées.

Une tribune d’orgue est installée au-dessus du narthex d’entrée surmontée par une deuxième tribune métallique en communication avec l’étage des dortoirs.

© Etienne Poncelet

Un conservatoire des métiers d’art

La chapelle est aussi un conservatoire des métiers d’art, comprenant ceux du XIX° siècle avec les décors architecturaux néo-byzantins, la belle statue polychrome de saint Joseph et de l’enfant Jésus, les ferronneries d’art du triforium du chœur ainsi que les vitraux de l’atelier Latteux-Bazin, actif de 1862 à 1890, dont certaines œuvres sont protégées comme Monument Historique.

Elle est aussi le témoignage de la méthode pédagogique originale des «Equipes», développée par les jésuites au XX° siècle, ce dont témoignent les tapisseries de l’équipe « tapisserie » sous la direction et la signature artistique du père Lartilleux.

L’occasion de devenir le démonstrateur d’une architecture intelligente.

L’intérêt de cet ensemble architectural, décoratif et urbain se confronte aujourd’hui à un paradoxe concernant l’avenir de cet ensemble harmonieux.

Le Palais Rameau, d’un côté, est classé Monument Historique. En face, la chapelle, non protégée au titre des Monuments Historiques, est menacée de disparition par un permis de démolir.

Plutôt que d’effacer la mémoire du lieu, le projet de renaissance de la grande chapelle pourrait devenir le démonstrateur d’une architecture intelligente. Celle-ci serait respectueuse du site urbain et patrimonial, soucieuse de l’économie de moyens et de la réappropriation de l’existant. Ce projet, tourné vers l’avenir, accueillerait des éléments du programme universitaire à l’instar de nombreux exemples de réutilisation. Sa conservation et sa restauration n’en sont que plus désirables.

Le péril imminent

Malgré notre souhait de dialogue, le groupe des écoles d’ingénieurs JUNIA a annoncé le début prochain de la mise en œuvre de l’opération.
Nous plaidons pour que le jumelage architectural du palais Rameau, classé Monument Historique, et de la chapelle, construite à la même époque par le même architecte et qui révèle un parti architectural unique et original, trouve son épanouissement dans le projet général de JUNIA que nous appelons de nos vœux, intégrant la réhabilitation de la chapelle de Saint-Jo dans son programme.

Différents recours sont diligentés et des appels à l’intégration de la chapelle dans le projet sont lancés par différentes instances.

La présence à nos côtés de l’association Patrimoine Environnement est une aide précieuse sur laquelle nous pouvons compter

Lille, le 8 décembre 2020

ETIENNE PONCELET

Architecte en Chef
et Inspecteur Général honoraire des Monuments Historiques