La meulière, pierre nourricière du « terroir » parisien

I/ Etymologie et Histoire

La meulière est un matériau connu et exploité depuis un temps immémorial, dès qu’on a recherché la meilleure pierre dure et compacte pour fabriquer des meules à moudre le grain et qu’on a commencé à construire en dur, pour remplacer le bois et le torchis.

Le mot « molaris » (de « mola », la meule) désigne au VIIème siècle la pierre meulière et au XIVème siècle l’italien Boccace évoque dans son « Decameron », traduit deux siècles plus tard en français, «les  pierres de moulliere » dont on fait les meules pour moudre la farine.

Au XVIIème siècle différents écrits mentionnent la pierre de « molière » qui donne son nom à plusieurs communes de France – dont le village Les Molières dans l’Essonne (à une vingtaine de kilomètres de Viroflay) – où cette pierre était extraite. On ne peut, bien sûr, s’empêcher de penser à l’illustre homme de théâtre qui prit ce mot pour pseudonyme, mais Molière est resté muet sur ce choix…

Quoi qu’il en soit, la pierre meulière fait son entrée à l’Académie des Sciences en 1758, avec le naturaliste Jean-Etienne Guettard, une figure oubliée du Siècle des Lumières. Son « Mémoire sur la pierre meulière » contient la première description de l’exploitation de cette pierre.

C’est au XIXème siècle que la renommée de la meulière va s’épanouir dans une reconnaissance totale, à la fois artistique, scientifique et économique.

En effet, en 1835 et 1836, sont produites par la Manufacture royale de Sèvres, trois assiettes en porcelaine représentant « l’exploitation de la meulière à la Ferté-sous-Jouarre ». Elles sont peintes par Jean-Charles Develly (1783-1862) qui se rendit sur place et rapporta des croquis précieux pour la connaissance de cette industrie, jugée digne de figurer dans le « Service des Arts industriels ».

La littérature témoigne aussi de l’existence de la meulière dans le paysage  parisien. Victor Hugo dans « Le Rhin, lettre II du 21 Juillet 1842 » l’évoque  dans les environs  de la Ferté-sous-Jouarre : « A ma gauche, il y avait une carrière de pierres meulières. De grosses meules toutes faites et bien rondes, les unes blanches et neuves, les autres vieilles et noires, gisaient pêle-mêle sur le sol, debout, couchées, en piles, comme les pièces d’un énorme damier bouleversé».

Dans une nouvelle, « Angélique », de son livre Les Filles du feu (1854), Gérard de Nerval, souligne l’aspect curieux de la pierre, dans un village proche d’Epernay : « Toutes les maisons sont bâties en pierres meulières trouées comme des éponges par les vrilles et les limaçons marins ».  

La même année, un ingénieur des Mines, Pierre Armand Dufrénoy, auteur de la première carte géologique de la France, publie un « Rapport sur le gisement des pierres meulières des environs de Paris ».

Tout y est dit sur la nature de cette roche dure, un « quartz fait de silice »  et sur l’importance de l’exploitation, avec la distinction, selon l’emploi et la localisation, de la pierre à meule et de « la pierre des architectes ». 

 La voie était toute tracée pour les géologues à venir qui vont approfondir ces recherches.

II/ Qu’est-ce que la « meulière » ?

Dans son ouvrage « Voyage d’un grain de sable », paru en 2015, l’éminent géologue du Museum d’Histoire Naturelle, Patrick de Wever définit la meulière comme « une roche de couleur beige à rouille, plus ou moins caverneuse, formée entièrement de silice. C’est une roche secondaire, c’est-à-dire qui s’est formée aux dépens d’une formation préexistante. Elle résulte en général de la silicification d’un calcaire lacustre.”

Rappelons très succinctement que, dans le Bassin parisien envahi par la mer à l’ère secondaire, s’est opérée ensuite, pendant des millions d’années, une sédimentation de roches (sable, argile, calcaire), accompagnée d’érosion et de transformations complexes comme celle qui a donné naissance à la meulière. Que les géologues me pardonnent ce raccourci de profane…

Monsieur de Wever souligne ensuite l’intérêt de cette roche : « Elle était utilisée pour les meules car elle ne laisse pas s’échapper de grains à l’usure, à la différence du grès. Elle est un excellent matériau de construction car elle est à la fois extrêmement solide, insensible à l’altération de l’eau de pluie, imperméable et poreuse. Elle constitue de ce fait un isolant phonique et thermique ».

III /Localisation de la meulière

Le rapport Dufénoy, précédemment cité, ainsi que d’autres études locales réalisées par des instituteurs en 1899, ont permis de recenser, village par village, les lieux d’extraction de la meulière en Île-de-France.

Ceux qui produisaient les meules se trouvaient à La Ferté-sous-Jouarre (Seine et Marne), capitale mondiale de cette activité, dans la commune des Molières (Essonne) et dans les environs d’Epernay (Marne).

197 autres carrières sont mentionnées dans l’ancien département de Seine et Oise, dont 148 sont situées dans l’Essonne, réparties sur 63 communes.

A l’exception de plusieurs exploitations en Dordogne, près de Bergerac, la meulière est donc localisée essentiellement au Sud-Sud-est de Paris, ce qui s’explique par l’histoire géologique du Bassin Parisien.

IV /Exploitation de la meulière

L’exploitation a connu son apogée entre la fin du XIXème siècle et l’entre-deux-guerres. Les exploitations les plus importantes pour la pierre de construction étaient celles de la société Piketty à Grigny et Viry-Châtillon.

Les carrières étaient exploitées à ciel ouvert. Les carriers, majoritairement italiens du Piémont, extrayaient la pierre à l’aide de pioches, de pelles et de barres à mine, ce qui n’était pas sans risque…Une enquête de journalistes, datée de 1908, évoquait la vie difficile de ces travailleurs d’un « métier qui tue ».

Grâce à la proximité de la Seine, la pierre était transportée jusqu’au port le plus proche, par voiture tirée par des chevaux ou des bœufs, puis, le progrès aidant,  par  petit chemin de fer à voie étroite réservé à cet usage. La pierre était ensuite chargée par des ouvriers, appelés « bardeurs », souvent italiens eux aussi, qui la déversaient dans des barges remorquées jusqu’à Paris, quai Henri IV. La capitale était en effet le principal débouché de cette industrie.

La pierre pouvait être aussi expédiée en chemin de fer.

Au fur et à mesure de l’industrialisation et de la modernisation, d’autres professions vont se développer aux côtés des carriers : conducteurs de locomotives, forgerons pour réparer certaines pièces, surveillants des puits, constructeurs et réparateurs de barges : toute une main d’œuvre nourrie par la meulière !

V/Utilisation de la meulière

Sa vocation de pierre de construction la fait utiliser depuis des temps reculés pour de modestes maisons rurales, des lavoirs, des puits dont on retrouve beaucoup de traces et qui font le charme des villages.

Sa solidité en fait un matériau privilégié pour la construction d’ouvrages d’art, comme les ponts, les aqueducs (celui de Buc qui date de 1686)  les viaducs (les “Arcades de Viroflay”), des édifices à caractère religieux (Eglise Saint-Eustache à Viroflay). Des tonnes de meulière ont servi aussi pour les grands travaux du Baron Haussmann, pour des conduits d’égouts, pour des prisons (la Santé, Fresnes), pour les voûtes du Métropolitain en 1900, la liste est longue avec de nombreux bâtiments publics comme les mairies, les écoles et les gares.

De la fin du XIXème siècle jusqu’aux années 30, la meulière va être très  recherchée aussi pour la construction de grandes villas bourgeoises signées par des architectes de renom comme Léon Bachelin (1867 1929) connu pour ses maisons à Versailles, au Chesnay et à Viroflay. La meulière y est  associée à d’autres matériaux pour la mettre en valeur : la brique, la céramique insérée sur les façades, le verre et le fer forgé pour les marquises, ces petits auvents au-dessus des entrées,  tout un style va naître, inspiré de l’Art Nouveau.

Pour jointoyer la pierre, les maçons vont exprimer tout leur savoir-faire dans le rocaillage, technique  qui remplit les joints de petits éclats colorés (meulière, coquillage, mâchefer, céramique) scellés dans un crépi de mortier. Tout un art !

Parallèlement à la construction de ces grandes demeures, et suite à différentes lois pour remédier à la crise du logement dans les années 20, un grand nombre de pavillons vont être construits …en meulière, bien sûr !

Après cette explosion pavillonnaire, l’exploitation de la meulière va décliner après la seconde guerre mondiale, à cause des coûts élevés et de la concurrence du parpaing, plus rapide à fabriquer et du développement des constructions en béton armé. L’extraction s’arrête vers 1970.

VI/ Conclusion

La meulière, richesse du sous-sol, a une part essentielle dans l’identité francilienne. Sa double vocation de pierre à moudre et de pierre à bâtir a nourri l’homme pendant des siècles et a nourri aussi sa créativité en développant un savoir-faire unique.

En ce XXIème siècle, tourné vers l’écologie et le naturel, on restaure des moulins, on réemploie des meules de La Ferté-sous-Jouarre, ce qui n’est pas sans plaire à Monsieur Jacques Beauvois, ancien apprenti meulier et collectionneur passionné de meules et outils dont il nous a prêté quelques pièces. Qu’il en soit remercié.

Quant à nous, Parisiens, donnons longue vie à la meulière, cette pierre nourricière, pur produit de notre « terroir » !

Article écrit par l’association Sauvegarde Viroflay Patrimoine